Et si on parlait un peu des choses qui fâchent ?

Pour aboutir à un programme ambitieux, mais réalisable, il faut partir d’un diagnostic des comportements et performances des principaux modèles nationaux qui s’affrontent. La quantification des performances économiques que je propose rejoint nombre d’analyses : les Français n’en ont pas pour leur argent. Ce qui n’empêche pas la plupart des programmes électoraux de réclamer encore plus de dépenses, donc de fonctionnaires. Mais 35 ans d’expérience en analyse des risques me permettent d’affirmer que ce manque d’efficacité n’est pas le vrai problème : ce sont ses conséquences sur la solidité financière. La glissade de l’Endettement Net Externe s’accélère, et la France est en voie de devenir « l’homme malade » de la zone euro. Même si la guerre en Ukraine ne va pas jusqu’au feu nucléaire, l’envol des inflations mondiales va entrainer un fort ralentissement propice à une reprise de l’agressivité des marchés financiers.

Pour donner une chance à l’économie marchande de retrouver sa compétitivité internationale perdue, il faut frapper un grand coup en ramenant les cotisations retraites du secteur privé au niveau des concurrents, soit une réduction de huit points, dont quatre immédiats. Les entreprises exposées à la concurrence internationale en répercuteront l’essentiel sur leurs prix de revient, la grande masse des autres en répercutera l’essentiel sur les salaires, apportant un gain de pouvoir d’achat bienvenu.
Dans l’immédiat, cela supposera un recours à l’endettement public, donc aux financements par la BCE, ce qui reste possible jusqu’à fin 2022. Cela laisse le temps de procéder à une réforme des retraites ambitieuse, qui ramera la France au niveau des pays dits frugaux, en 2030. Et de ramener les services publics français au niveau allemand.

L’autre apport de mon diagnostic élargit le périmètre, pour constater que la crise a rajouté une inégalité monstrueuse entre l’appauvrissement des états et l’enrichissement des actionnaires. Ponctionner les portefeuilles des actionnaires parait aujourd’hui légalement impossible. Pour peu que la guerre en Ukraine crée des dégâts économiques et financiers majeurs, je suis persuadé que la solution que je propose apparaitra un compromis raisonnable permettant à la fois de trouver des ressources financières à la hauteur des besoins, et de conforter un système financier mondial soumis à de lourdes épreuves.
Mon expérience personnelle – deux sauvetages improbables en dix ans en tant que directeur financier – montre qu’avec un grand capitaine bien conseillé rien n’est impossible. 

Sommaire de l’article :
• MESURER LE DECLIN POUR MIEUX LE COMBATTRE
• 35 ANS D’EFFONDREMENT DE LA COMPETITIVITE DE LA FRANCE
• L’OBESITE DES DEPENSES PUBLIQUES FRANÇAISES
• APPAUVRISSEMENT DES ETATS, ENRICHISSEMENT DES ACTIONNAIRES, LA SCANDALEUSE INEGALITE FACE A LA CRISE SANITAIRE

Compétitivité vs Modèle Social
Un arbitrage mortifère en France


35 ANS D’EFFONDREMENT DE LA COMPÉTITIVITE DE LA FRANCE

La balance commerciale globale, biens et services, a atteint un maximum historique de 3% du PIB en 1997. Elle a ensuite dégringolé de 4 points en 10 ans (coût 0,4 points de croissance annuelle du PIB), s’est stabilisée autour de – 1% du PIB de 2008 à 2019. La crise sanitaire l’a fait plonger jusqu’à – 2,8% en 2021. Seules la Finlande et l’Italie évitent à la France la honte d’être la lanterne rouge des pays européens en matière de performances commerciales.

Jusqu’en 2009-2010, le facteur dominant expliquant le déclin de la compétitivité internationale française était la surévaluation croissante de l’euro. À partir de 2011-2012, c’est l’insuffisante rentabilité du site manufacturier français qui explique la continuité de son déclin, et sa fragilité face à la crise sanitaire. Pour rejoindre la moyenne des pays développés, le gap à combler est de 5%. Pour rejoindre les États-Unis et l’Allemagne, les seuls pays capables de soutenir l’offensive chinoise, le gap est de 10%.
Le site manufacturier français est condamné, sauf redressement spectaculaire, à la poursuite, et même à l’accélération, de son déclin. Au contraire, à partir de 2005 – effet des lois Hartz – le TRI s’envolait en Allemagne, pour rejoindre en 2018 les États-Unis, champions des pays développés.
Les rémunérations perçues par les personnels travaillant directement et indirectement pour l’industrie manufacturière pèsent en France un peu plus de 44% du chiffre d’affaires, et les cotisations versées aux caisses de retraites privées 12%. Pour l’industrie manufacturière allemande, les chiffres sont respectivement 49% et 9%. Le modèle allemand distribue 5 points de plus en rémunérations et 3 points de moins aux caisses de retraites.

L’OBÉSITÉ DES DÉPENSES PUBLIQUES FRANÇAISES

Les modèles sociaux français et suédois sont champions du monde des “Consommations Publiques Individualisables” – CPI – dont les dépenses publiques d’éducation et de santé sont les composantes principales. Hors CPI, la France reste championne du monde des dépenses publiques (38,5% du PIB, contre 34% en Allemagne, 29,6% seulement en Suède). Hors CPI, les recettes publiques absorbent 36,3% du PIB en France, contre 34,5% en Allemagne et 30,1% seulement en Suède.

En 2018, la France consacrait à ses retraités 2,7% du PIB de plus que les quatre États “frugaux” de notre panel (Pays-Bas, Finlande, Danemark et Suède). Mais les quatre États du sud membres de la zone euro (Italie, Espagne, Portugal et Grèce) étaient encore plus généreux pour leurs retraités, leur attribuant encore 0,9% de plus que la France.

Contrairement à l’image péjorative qu’agitent les partisans du statu quo, ou les rêveurs d’une percée historique, il est possible, par des mesures paramétriques bien calibrées, d’atteindre un objectif 2030 doublement ambitieux :

  • Rejoindre le Club des pays vertueux, pour améliorer la compétitivité internationale, et la crédibilité européenne de la France
  • Réduire les inégalités Public-Privé et Hommes-Femmes, sans oublier d’adopter des mesures natalistes pour freiner l’effondrement de la natalité
  • Et surtout ramener les cotisations retraites du secteur privé au niveau des pays vertueux, soit – 8 points de PIB. En prouvant la réalité du retournement des priorités en faveur de la compétitivité de l’économie marchande, par une réduction immédiate de 4 points des cotisations retraite de la seule CNAV, pour doper à la fois pouvoir d’achat et compétitivité.

L’INDISPENSABLE RÉORGANISATION DES SERVICES PUBLICS

Hors retraites, les services publics stricto sensu ont créé, sous les mandatures de Mitterrand puis Chirac, 1.733 milliers d’emplois publics, alors que, de l’autre côté du Rhin, ils maigrissaient de 528 milliers. Ce n’est donc pas un, mais plusieurs “mammouths“ qu’il faut dégraisser (Éducation Nationale, Santé, mille-feuilles bloquant un fonctionnement efficace des territoires).

Nous avons constaté que la priorité à l’économie marchande du modèle allemand se traduisait, au contraire de la France, par un sous-investissement structurel dans les services publics et les dépenses militaires. Une approche coordonnée des problèmes européens pourrait suggérer aux deux pays de se partager la tache du rééquilibrage, pour supprimer l’écart de 4,5 points qui s’est créé en 22 ans entre les dépenses publiques hors CPI des deux pays. Une répartition 2/3 pour la France, 1/3 pour l’Allemagne conduirait à accroître de 1,5 points les dépenses publiques en Allemagne. Nous avons vu que c’était nécessaire, mais tout à fait possible, à condition d’avoir le courage… de reconnaître que “le frein à la dette” était une grosse bêtise.

Pour réduire les coûts de 3%, il faut donc probablement réduire les effectifs de 4,5%. En combien de temps ? À la suédoise (– 0, 5% par an), cela prendrait 9,9 ans. À la danoise (– 0,23% par an), cela prendrait 19 ans. La gravité du problème français impose donc au minimum la solution suédoise. En retenant la date magique de 2030, je suggère une réduction de 270.000 postes en neuf ans dans les services publics. Cela permettrait tout de même de remplacer 8 départs sur 10.


Appauvrissement des États, Enrichissement des Actionnaires.

Maintenant que l’emploi repart, et que les prix de l’énergie flambent, le pouvoir d’achat reprend la première place dans les préoccupations des citoyens-électeurs.
Pour évaluer correctement le Pouvoir d’Achat ressenti, il suffit de pondérer les variations de chacune des classes par leur poids démographique : 20% pour les pauvres, 70% pour les classes moyennes, 10% pour les riches, très riches et ultra-riches. De 1997 à 2009, la France avait fait beaucoup mieux que l’Allemagne et les États-Unis. Mais de 2009 à 2019, la France a connu une décennie de stagnation.

Pour éviter un effondrement du pouvoir d’achat en 2020 et 2021, les gouvernements ont multiplié les aides publiques aux ménages et aux entreprises, financées par un endettement auprès des banques centrales. En deux ans, les titres détenus par la FED et la BCE sont passés de 10% du PIB à 42%.

Dans le même temps, la capitalisation boursière des cinq GAFAM a presque décuplé, pour atteindre 7350 milliards, soit 49% du PIB fin 2021. La croissance annuelle s’est spectaculairement accélérée à partir de 2019, quand les investisseurs ont commencé à parier sur une longue période de distribution massive d’argent gratuit par la FED. De 2010 à 2018, la croissance annuelle moyenne avait été de 19%. Elle a doublé (38%) pour les trois années 2019 à 2021. En additionnant distributions et plus-values, la rentabilité globale des GAFAM était en moyenne annuelle de 21,7% de 2011 à 2018. Elle a bondi à 41,2% pour la période 2019-2021.

Ce sont des milliers de milliards dollars ou d’euros dont les États-Unis et l’Union Européenne ont besoin pour financer la reprise et la transition climatique. Il faut donc trouver le moyen de «faire payer rétroactivement les ultra-riches» par un prélèvement sur les milliers de milliards accumulés dans les portefeuilles de leurs actionnaires grâce aux évasions fiscales et à l’emballement des bourses.

Je suggère, pour traiter «en même temps» la fragilisation des banques centrales, un mécanisme très simple (dans son principe), consistant à «diluer» les actionnaires actuels. Un compromis raisonnable serait un prélèvement de 4000 mds EMM, permettant une rentabilité annuelle moyenne de PIB +10%.

  • Pour que les pays en développement reçoivent plus de quelques miettes, il faut faire intervenir la taille relative des besoins, c’est-à-dire du PIB. Et parler de Contribution de solidarité des ultra-riches à la lutte contre les inégalités de patrimoine. La contribution est à repartir en trois tiers : un gros (1050 mds EMM) pour les États-Unis, un petit (950 mds EMM) pour l’Union Européenne, le solde pour les autres pays développés (600 mds EMM) et les pays en développement (450 mds EMM)
  • La seconde étape est la plus délicate : «convaincre » les conseils d’administration des cinq sociétés de lancer des augmentations de capital massives réservées aux seules FED, BCE, et à un intermédiaire financier de grand standing, je pense au FMI, représentant les pays autres qu’États-Unis et zone euro. Belles discussions à prévoir avec les actionnaires pour les convaincre qu’ils éviteraient ainsi des évolutions bien pires, allant jusqu’à des poursuites anti-trust conduisant au démembrement.
  • Troisième étape : les entreprises taxées utilisent ces fonds pour verser leurs contributions aux états participants, 1050 mds EMM au Trésor américain, 950 mds EMM à la commission européenne pour l’Europe. Et la commission se chargera de répartir la contribution entre les états membre, ce qui la rendra fort populaire. Le FMI perçoit 1050 mds EMM destinés aux autres pays, et s’efforce de les répartir.
  • Quatrième étape : les États participants remboursent par anticipation à la FED et à la BCE une part significative (respectivement 1050 et 950 mds EMM) de leurs «emprunts Covid ».

À la fin de ces opérations, les banques centrales remplacent des prêts à des états qui risquent de faire faillite, par des participations dans le gratin des entreprises multinationales mondiales. Nouvelle ère pour garantir la solidité du système financier mondial. Ces opérations sont financièrement neutres pour les GAFAM.
Une fois plafonnés leurs profits et devenus ainsi des soutiens exemplaires de l’économie réelle, la principale menace de poursuites anti-trust et de démembrement disparaît.
Ce sont en définitive les actionnaires de ces dernières dont les patrimoines sont ponctionnés, l’indispensable justice fiscale et sociale est obtenue.

ÉLARGISSEMENT DU CHAMP D’APPLICATION AUX GRANDES MULTINATIONALES

Il serait dommage, injuste et d’ailleurs juridiquement délicat, de limiter une réforme aussi nécessaire aux seules GAFAM. Il faut l’étendre au moins à la centaine d’entreprises multinationales retenues par l’OCDE dans ce qu’elle appelle le «premier pilier », celles réalisant au moins 750 mds d’euro de chiffre d’affaires. Même en n’ajoutant que quelques dizaines de groupes supplémentaires, on porte la capitalisation fin 2021 des participants à la réforme à 11000 à 12000 mds EMM, pouvant supporter une «Contribution de solidarité des ultra-riches à la lutte contre les inégalités de patrimoine » allant jusqu’à 6000 mds EMM. On approche ainsi d’un petit tiers du coût mondial de la crise sanitaire.


L’importance des choix électoraux


Les élections présidentielles et législatives approchant, il n’est pas inutile de revenir sur les péripéties qui ont émaillé le déroulement du demi-siècle qui s’est achevé en 2019, à la veille du déclenchement de l’actuelle pandémie, pour rappeler les enjeux, identifier les vrais problèmes, et esquisser les bonnes réponses.

La mondialisation économique et financière laisse subsister des « Modèles Nationaux » qui savent plus ou moins profiter des opportunités, et respecter les contraintes. Un survol du dernier quart de siècle permet de définir et mesurer les comportements et performances d’un échantillon représentatif de quinze Modèles Nationaux. Et permet de constater que le Modèle Français est loin d’être aussi performant que ses thuriféraires le proclament, et conduit tout droit à une grave crise de financement.